Ça commence dans une voiture, comme un road-movie. Dans l’ordre d’apparition, les personnages principaux sont un sac de haricots verts et un homard en peluche. Entre le jardin d’enfance et la vie d’adulte, ce sera donc plutôt un pelouse-movie sur un joli terrain de foot frais et herbeux, qui finit dans des montagnes imaginaires peuplées de créatures étrangement abstraites et évanescentes. Je ne sais pas quelle heure il est doit être lu et vu comme une promenade qui oscille entre le réel et les profondeurs intimes de l’imagination, ses espaces mystérieux et insondables, celle qui explore poétiquement les limites du visible et du sensible, quand «la nuit remue». Si les images nous emmènent parfois loin de la réalité dans ses abstractions colorées, le récit, lui, nous ramène brutalement au découpage du temps, « Il est 15h38 », « je pense qu’il est 9 heures » « 6 heures », « Il est 6h03 » « 22 heures », à toute heure du jour et de la nuit.
Dans le jardin, on coupe de la rhubarbe, une belle et grande tige. Contrairement aux végétaux, nous rappelle Aurélie Guérinet, si l’on met une partie de corps non malade dans la terre, ou quand on se plante dans la terre, non, on ne repousse pas. Ainsi un jour, le temps s’arrête, avec la vie. Le corps s’alourdit, devient pierre.
L’horloge, elle, tourne toujours. Les petits gestes du quotidien avec.
A la rencontre d’autres morts mais surtout de vivant·e·s, l’esprit continue la promenade, désormais à l’écoute, plus que jamais. Le voyage se poursuit, en train, avec une pause en bateau, une course effrénée sous la pluie. Ne plus savoir quelle heure il est, c’est sortir de l’implacable travail du temps qui passe, tenter d’oublier la maladie de la mort qui grignote et retrouver son corps vivant, sensuel. Les petits détails, café qui bulle, voiture qui passe, vent et confiture de rhubarbe, font remonter les sensations, plus vives avec la conscience du vivant. De cette nature grouillante autour et en soi, des visages amis, des corps nouveaux qui s’entortillent, des paysages petits et grands, Aurélie Guérinet tisse, à ras des choses, une relation entre images et intériorité, émotions et vie extérieure. Cette vie-là, comme l’écrivait Annie Ernaux, est celle d’un temps autour de soi, simple et direct, un temps partagé, au jour le jour, parfois cruel, parfois doux.
Retranscrire par vagues les flux d’un regard, c’est saisir la matérialité du monde dans ce qu’elle a de plus immédiat et par touches et bribes, la série de haïkus contemporains tisse une épopée du sensible. Avec la distance ironique salutaire face aux moments sans éclats de l’existence, Guérinet offre aux choses et aux êtres leur éternité dans la poésie. Quand l’espace d’un instant, on peut se permettre le luxe immense de ne pas savoir l’heure qu’il est.
Magali Nachtergael